Entretien réalisé par Yvane Chapuis

in "Questions d'artistes" n°1 / janvier-juin 2011 /

Création contemporaine au Collège des Bernardins

 

 

Quelle est selon toi la spécificité de la danse par rapport à d'autres formes d'art ? 

Ce qui est spécifique à la danse, ou plus précisément aux danses, c'est qu’elles mettent en jeu des vocabulaires construits à partir des corps humains pour les mettre en mouvement. C'est aussi leur caractère immatériel. Elles ne produisent pas d'objets que l’on pourrait mettre sur une étagère en revenant chez soi après avoir vu un spectacle. Elles sont des formes de pensée et d’expérience de la durée, un travail sur l’expérience, l’organisation, l’occupation, la distribution du temps dans un espace donné.

 

Si un enfant te demandait ce que tu fais, que lui répondrais-tu ? 

Je lui répondrais que je fais des spectacles. Je pense que je prendrais des exemples, décrirais, montrerais, essayant d’attirer son attention sur une question récurrente : qu'est-ce qui produit du mouvement et qu'est-ce que ce mouvement produit dans le moment du spectacle, c’est-à-dire dans cette situation où il y a des personnes qui performent quelque chose pendant que d'autres les regardent et les écoutent.

 

Qu'est-ce qui t'intéresse particulièrement dans cette situation qui n'existe pas par exemple dans la littérature ou le cinéma ? 

C'est une forme de rassemblement de gens qui convoque un échange dans le moment présent. Ce qui m'attire c'est le degré d'incertitude que cette situation peut produire. J’essaie de le comprendre ou de le questionner. Je m’aperçois que la relation entre ceux qui agissent sur scène et les spectateurs devient de plus en plus le sujet de mon travail. Qu'est-ce qu'on fait ici ? Est-ce qu'il faut encore que nous y soyons ? Comment sommes-nous là ensemble ? Je tente de défaire cette relation dans ce qu'elle a d'établit, avec des stratégies différentes selon les pièces. Ce qui m'intéresse c'est plus la situation du spectacle, c’est-à-dire ce qui se joue entre ceux qui regardent et ceux qui produisent des gestes, que le spectacle en lui-même, que la chose montrée. Disons que le spectacle est un des éléments de la situation de spectacle. Qu’il s’agisse du Sacre du printemps où je me concentre sur la musique de Stravinsky ou de Produit d’autres circonstances où je me concentre sur le Butoh, il s’agit pour moi de défaire les tendances à réduire le spectacle à un objet. Le spectacle n’est pas un objet que l'on regarde, mais une situation que l'on partage et dont nous faisons l’expérience. L’objectif n’est pas ici une utopie de la communauté, mais une nécessité de rendre transparent le dispositif du spectacle.

 

Quel est le contexte de création de "Produit d’autres circonstances" que tu présenteras au Collège des Bernardins ? 

C’est une commande de Boris Charmatz qui s’inscrit dans le cadre de l’expérience de Musée de la danse qu’il mène actuellement à la direction du Centre chorégraphique national de Rennes, et pour lequel il initie diverses situations pour observer comment la notion de musée agit sur la danse. À l'occasion de la présentation de sa pièce %La danseuse malade% qu'il a créé à partir de textes de Tatsumi Hijikata, il a par exemple organisé un événement consacré au Butoh en montrant des films d’Hijikata, en présentant des conférences mais aussi en invitant des artistes, dont moi, à faire un travail à partir du Butoh. C’est comme cela que Produit d’autres circonstances est né.

 

Un travail de commande se distingue-t-il pour toi du reste du travail ?

Mon travail n'est pas un flot continu de production qui se transformerait au fur et à mesure des oeuvres ou des pièces réalisées. Une partie de mon travail consiste à évaluer et à réunir des moyens de production. Une commande à priori pose le cadre de la production et me permet d’avoir diverses distances vis-à-vis de ce que je fais et de comment je le fais. Dans un processus de travail il y a toujours un moment où l’on se demande pourquoi on fait cela, où l’on ne sait plus, où il faut revenir aux questions initiales. Dans ces moments, la commande a quelque chose de confortable : je suis engagé dans cette chose parce qu'on me l'a demandé. Répondre à une commande, c'est être en accord avec l’idée que l'artiste n'est pas nécessairement visité ou habité par une force intérieure pour créer, que sa pensée n'est pas une pensée autonome. 

Une commande me permet aussi de faire des choses auxquelles je n’aurais pas pensé tout seul, de me déplacer en travaillant sur l’idée de quelqu’un d’autre. C’est le cas par exemple du projet avec les musiques de Helmut Lachenmann que j’ai réalisé à l’invitation du Festival Wien Modern et du Tanz Quartier Wien. J’ai accepté la proposition quand j'ai constaté que j'entendais cette musique si je voyais les musiciens la jouer. Lorsque je l'ai écoutée pour la première fois, j'ai seulement pu reconnaître qu'il s'agissait de musique contemporaine, avec tout ce que cela comporte de clichés : une musique où l’on se sent déstabilisé, où il n'y a pas de repère, qui nécessite de multiples écoutes pour commencer à faire des distinctions. Une musique dont on se sent exclu quand on a l’impression de ne pas avoir les connaissances nécessaires pour l’apprécier. Un jour, je regardais la vidéo d'un concert au cours duquel, à un moment, un des instrumentistes se lève, va au piano, soulève le couvercle et en transforme le son… C'est en voyant ce mouvement, très théâtral dans le contexte d’un concert de musique contemporaine, que j'ai entendu ce son particulier que je n'avais pas entendu à la simple écoute du CD. En partant de ce constat simple que j'entendais parce que je voyais, j'ai supposé qu'en voyant davantage j'entendrais mieux. C'est ainsi que j'ai tenté de proposer une écoute de cette musique, à partir du mouvement, en poussant cela à l'extrême, c'est-à-dire en enlevant les instruments pour faire apparaître les mouvements des musiciens, sans que ce soit de la pantomime. Ceci était spécifique à la musique de Lachenmann qui nécessite une gestuelle très singulière pour produire les sons qu’il compose.

On en revient à ces questions : qu'est-ce qui produit des mouvements et qu'est-ce que ces mouvements produisent pour ceux qui les regardent ?

 

La manière dont tu t’es saisi du Butoh est-elle semblable à celle dont tu t’es saisi de la musique de Lachenmann ? 

Dans les deux cas, je fais face à une forme qui m’est étrangère et dont ce que je sais est très flou, voire grossier. Les stratégies que j’ai développées pour les approcher sont différentes parce que dans le cas du Butoh, j’ai décidé que le mouvement passerait par moi ; alors que dans le cas de la musique de Lachenmann, il passait par les musiciens. Néanmoins, dans les deux cas il s’agissait de trouver le moyen de m’approcher d’une chose étrangère. Ce que j’ai exploré avec la musique de Lachenmann c’est la relation entre ce qu’on voit et ce qu’on entend. Avec le Butoh, je me suis attaché à la relation entre ce qu’on en dit ou en écrit et ce qu’on en voit. J’ai tenté de faire l’expérience du Butoh à partir d’éléments qui étaient à ma disposition, c’est-à-dire des textes et des images disponibles sur Internet. Ce que je présente, ce sont des tentatives de m’approcher d’une danse étrangère, une danse venant d’une autre culture, et le sens qu’elle peut revêtir à l’intérieur de la société dans laquelle je m’inscris. Le Butoh, s’il peut paraître central dans la pièce, devient quasiment un prétexte. La pièce est autant une réflexion sur les façons d’apprendre, et de produire (en l’occurrence un spectacle), et sur les manières dont celles-ci sont conditionnées par le mode de vie que la société actuelle favorise ou impose, et qui se traduit pour ma part en nomadisme. Les diverses activités de mon travail - présentation de spectacle, résidence de recherche et de production, enseignement, conférence, etc. - ne se concentrent pas en même lieu et me conduisent à me déplacer en moyenne 1 fois par semaine. Je passe ainsi 3 jours environ par mois chez moi. Ce nomadisme devient une généralité et même une obligation pour les travailleurs "indépendants" qui ne sont pas soutenus de façon continue par une structure. Le résultat est un certain découpage du temps qui évidemment influence la manière dont je travaille.

En racontant l’histoire du processus de recherche et de travail initié à partir de la proposition de Boris, l’un des enjeux est d’essayer de remarquer les causes et les effets, et les autres relations entre tous les paramètres, qui participent à la réalisation, et qui deviennent le spectacle.

 

Si l’on considère Produit d’autres circonstances en tant que tentative d’approche du Butoh, qu’est-ce que ce projet t’a permis de découvrir, de comprendre, de savoir de cette danse ? 

Je retiens par exemple que le Butoh est une danse qui ne cherche pas à représenter quelque chose mais à devenir quelque chose. Les textes des chorégraphes, les butoh-fu, qui sont des partitions, parlent souvent du monde végétal et animal, non pas comme source d’images à reproduire mais comme moteur du mouvement. Il ne s’agit pas de faire la fleur ou l’insecte, mais de se mettre en relation avec eux d’une certaine manière pour bouger. Ils se préoccupent de motiver la personne à aller chercher dans son imaginaire des couches qui seraient en lien avec l’univers ou l’inconscient ou l’incommensurable.

J’ai appris également que cette danse est issue d’une volonté de rupture avec des traditions théâtrales japonaises. Je ne savais pas que les formes du Butoh qui nous parviennent aujourd’hui se sont en fait esthétisées, se sont peut être vidées de ce qu’elles contenaient de révolte à l’égard de formes établies. Mais ce phénomène n’est pas spécifique au Butoh et pose la question suivante : comment peut-on apprendre, transmettre, pratiquer, quelque chose dont l’élan et la forme résultent d’une réaction à d’autres formes de représentation attachées à un moment de l’histoire à présent révolu ? Quelles sont les formes et les transformations que ces danses suivent ?

Ce qui m’a intéressé aussi, c’est la diversité de ce qu’on appelle Butoh ou ce qui est reconnu comme tel. Il y a des formes à l’extérieur et à l’intérieur du théâtre, il y a des solos et des pièces de groupe, il y a des formes avec et sans costumes et décors, etc. Le Butoh n’existe pas en somme, ce qui existe ce sont des formes de Butoh.

 

Si la pièce est une mise en partage d’un processus de recherche, celle-ci est néanmoins mise en scène, son cheminement est orchestré. Qu’est-ce qui a présidé au choix des divers documents que tu présentes ? 

C’est un aspect qui change au fur et à mesure des présentations. Les premières fois, je montrais les documents qui avaient été importants pour moi, ceux dont la découverte avait engagé des prises de conscience sur ce qu’est le Butoh et sur ce qu’il allait me permettre de faire. J’ai changé de stratégie à présent. Je montre les premiers documents qui me sont apparus, je suis simplement la chronologie de mes découvertes. Je procède ainsi parce que je veux éviter que cette pièce soit vue et comprise comme une conférence. Je ne veux pas de cette situation de hiérarchie des savoirs, parce qu’elle oriente la réception de la pièce sur des questions de connaissance. Ce qui est important c’est ce que l’apprentissage me fait faire et produit et non l’étalage de connaissances. Le récit de mon expérience m’intéresse davantage que la pertinence de ce qui est rapporté sur le Butoh.

 

La pièce se termine par une discussion avec les spectateurs, quelle est pour toi sa fonction ? 

Elle n’est pas systématique et je suis encore incertain la concernant. Mais elle est avant tout animée par une curiosité, celle de connaître les questions que mon travail peut faire surgir. Nous avons rarement l’occasion de le savoir finalement. L’idéal est une discussion qui se développe. Dans la mesure où la pièce est le récit de sa réalisation, la discussion ne peut pas se réduire à l’habituel questions-réponses entre le public et moi sur ce sujet et permet plutôt un partage des points de vue, des réflexions et des questions entre les spectateurs qui entendent les commentaires des uns et des autres.

 

La danse peut être considérée comme une forme de langage. Dans cette perspective, elle se caractérise bien souvent par une absence de la parole. Est-ce que le fait d’y recourir tel que tu le fais à travers ton récit ne vient pas pointer son échec à dire ? 

Pour moi la question est davantage de savoir comment on fait quand on fait sans elle. Pourquoi y aurait-il des choses de l’ordre de l’indicible ? Nous sommes des animaux parlants, la parole est ce qui nous distingue et nous domine. Quand on fait sans, c’est qu’on l’exclu. Pourquoi ? Comment ?

 

C’est-à-dire que tu ne te fais pas tant rattraper par la parole que tu ne veux pas la perdre de vue. 

La danse quand bien même elle se montre sans parole est toujours engendrée par elle. Son apprentissage, sa transmission, son écriture, sa composition, son élaboration passent par des actes de paroles. Par ailleurs, pourquoi y aurait-il deux domaines séparés, ce qui est de l’ordre de la parole et ce qui ne l’est pas ? S’il y a quelque chose d’indicible, alors qu’est-ce que c’est ? Parlons-en. 

 

Entretien réalisé par Yvane Chapuis

in "Questions d'artistes" n°1 / janvier-juin 2011 / Création contemporaine au Collège des Bernardins